Page:Gallon - Taterley, trad Berton, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
720
JE SAIS TOUT

propriétaire qu’il resterait là jusqu’à nouvel ordre et lui ordonna de continuer à lui préparer sa nourriture comme de coutume et que tout serait payé, lui assura-t-il, avec un mouvement de main.

L’appartement était plus sombre, plus rempli d’échos que jamais, mais il ne s’en apercevait guère. Des pensées l’envahissaient, effrayantes et accablantes. Il pensait à une jeune femme au visage délicat et lassé, morte il y avait longtemps ; il revoyait une silhouette à genoux, là, devant lui, le suppliant de se souvenir de la morte ; il songeait à cet homme couché à présent dans sa tombe fraîchement creusée et dans laquelle il portait tout le poids des péchés de Caleb Fry.

En face de ces lugubres images s’évoquait le tableau de ces deux visages jeunes et brillants d’espoir, se regardant à travers la table, des enfants, jetés au milieu de ce monde si dur qui allait les écraser.

— Ils ont voulu me faire manger avec eux et il y avait à peine de quoi satisfaire leurs jeunes appétits ! Et ils mourront peut-être de faim à cause de Caleb. S’ils passent une vie de misère, ce sera à cause de lui. Vous avez bien fait de mourir, Caleb, vous avez bien fait.

Il restait là, absorbé, puis une douce pensée lui vint.

— Si le vrai Taterley avait été là, qu’aurait-il fait ?

Cette pensée réconfortante que Taterley aurait agi peut-être de la même façon que lui-même ce jour-là l’aida à se rasséréner. Mais il resta toute la soirée dans la sombre pièce, à peine éclairée par le bec de gaz de la rue, la tête dans ses mains ; des gouttes d’eau glissaient à travers ses doigts et il murmurait encore :

— Vous avez bien fait de mourir, Caleb, vous avez bien fait.


CHAPITRE VIII

De certaines rues enchantées. — D’une histoire merveilleuse et d’une église.


Quoique Caleb Fry n’eût pas un rôle actif dans cette aventure d’amour dont les péripéties se déroulaient devant lui, nous pouvons affirmer qu’il l’observait de près et que, jetant au vent tout sentiment terre à terre, comme l’eût fait le véritable Taterley, il observait les amoureux avec la plus profonde sympathie et un espoir grandissant.

Ils étaient si jeunes et ils venaient l’un vers l’autre avec un élan si sincère et si candide !

Le monde dur et égoïste semblait être bien loin de leurs pensées et ils n’entendaient pas ses grondements hostiles.

Caleb les contemplait avec une sorte de vénération. Ce qu’il voyait ressemblait si peu à ce qu’il avait vu ou rêvé jusque-là, qu’il ne savait comment les juger ni quelle règle de vie leur appliquer.

Ils se rencontraient souvent avec ce sentiment toujours renaissant dans leur cœur qu’ils ne pourraient pas être séparés plus longtemps.

Un soir d’été, Donald attendait dans une rue voisine de l’école d’art que suivait toujours la jeune fille. Il se promenait de long en large, surveillant la porte qui s’ouvrait de temps à autre pour laisser passer des étudiants peu intéressants et permettait d’entrevoir l’intérieur. Il se demandait jalousement à qui elle pouvait bien parler et quel était l’être assez hardi pour oser jeter les yeux sur elle.

Elle apparut enfin, encadrée dans le seuil sombre et cherchant du regard dans la rue. Donald était sur le trottoir opposé, son cœur battait à tout rompre.

Elle ramassa quelques paquets qu’elle avait dans les bras et se mit en route, après avoir jeté un coup d’œil derrière elle. En une seconde, il était de l’autre