Page:Garnir - À la Boule plate.djvu/179

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mépris désespéré de lui-même, de ses actes et de ses pensées.

À 9 heures, il entra au théâtre. Il « lui » avait fait envoyer une gerbe d’œillets rouges ; l’ouvreuse la passa sur la scène, après le premier morceau de chant, parmi les corbeilles et des bouquets de cette soirée, organisée « pour les adieux de Mme  Reclary ».

Quand elle était entrée en scène, souriante, embellie par les fards, constellée de pierres et d’or, il avait cligné des paupières, comme ébloui de soleil. Il se mit à observer le moindre de ses gestes : il vit qu’elle lisait les cartes épinglées dans les fleurs, à mesure qu’elle les recevait en saluant. Quand la gerbe rouge passa, elle sourit, choisit un œillet, vint au souffleur et, tandis que l’orchestre attaquait la ritournelle du deuxième morceau, elle regarda Flagothier… Puis, elle porta lentement l’œillet à ses lèvres et l’effleura d’un baiser…

Il trembla dans son fauteuil comme au spectacle le plus terrible et le plus délicieux qu’il eût vu de sa vie ; il comprit que le sort en était jeté, que ce geste léger, d’une signification profonde, changeait sa vie.

Il venait de franchir la ligne invisible et terrible qui sépare les gens irréguliers des gens honorables, ceux qu’on salue de ceux que l’on ne salue pas.