Aller au contenu

Page:Gaskell - Autour du sofa.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
135
LADY LUDLOW.

Londres avec milord pour aller en Écosse ; nous l’aurions emmenée volontiers, si le docteur y avait consenti. Elle vivait encore à notre retour ; pour ma part je ne la trouvai pas changée, mais elle s’affaiblissait de plus en plus ; et, quelque temps après, on vint me dire un matin qu’elle avait cessé de vivre. J’appelai aussitôt Medlicott ; celle-ci me raconta qu’elle avait été réveillée à deux heures par l’agitation de la marquise ; elle avait couru auprès de la pauvre femme, qui remuait son bras décharné et répétait en gémissant : « Je ne l’ai pas béni quand il m’a quittée, je ne l’ai pas béni ! » Medlicott lui donna une cuillerée de bouillon et finit par l’endormir ; et la malheureuse mère se réveilla dans l’autre monde.

— C’est une histoire bien triste, dis-je en soupirant après un instant de silence.

— Bien triste, en effet, répliqua milady ; mais il est rare qu’on arrive à mon âge sans avoir vu naître et mourir une foule de gens dont la destinée trompa l’espoir que l’on avait à côté de leurs berceaux. Nous n’en parlons jamais, parce qu’ils nous sont trop chers, et que leur nom touche aux plaies vives de notre cœur. On ne peut pas s’entretenir de ces êtres chéris avec des personnes qui ne les ont pas connus, et pour qui nos chagrins et nos larmes ne seraient qu’un épisode d’un récit ordinaire. Mais la jeunesse devrait se rappeler que nous avons fait cette grave et triste expérience de la vie, que c’est d’après elle que nous formulons nos jugements, et que notre opinion n’est pas basée sur des principes dont personne n’a jamais essayé la valeur. Je ne parle point de M. Horner qui est à peu près de mon âge ; c’est à M. Gray que je pense ; le malheureux ne sait pas où nous conduiraient ses plans d’école, ses projets d’éducation, toutes les idées nouvelles qui lui tournent la tête.