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M. d’Aspremont ne vint pas ce jour-là : pour cacher son sacrifice, il ne voulait pas paraître les paupières rougies, se réservant d’attribuer sa brusque cécité à une tout autre cause.

Le lendemain, ne sentant plus de douleur, il monta dans sa calèche, guidé par son groom Paddy.

La voiture s’arrêta comme d’habitude à la porte en claire-voie. L’aveugle volontaire la poussa, et, sondant le terrain du pied, s’engagea dans l’allée connue. Vicè n’était pas accourue selon la coutume au bruit de la sonnette mise en mouvement par le ressort de la porte ; aucun de ces mille petits bruits joyeux qui sont comme la respiration d’une maison vivante ne parvenait à l’oreille attentive de Paul ; un silence morne, profond, effrayant, régnait dans l’habitation, que l’on eût pu croire abandonnée. Ce silence qui eût été sinistre, même pour un homme clairvoyant, devenait plus lugubre encore dans les ténèbres qui enveloppaient le nouvel aveugle.

Les branches qu’il ne distinguait plus semblaient vouloir le retenir comme des bras suppliants et l’empêcher d’aller plus loin. Les lauriers lui barraient le passage ; les rosiers s’accrochaient à ses habits, les lianes le prenaient aux jambes, le jardin lui disait dans sa langue muette : « Malheureux ! que viens-tu faire ici ? Ne force pas les obstacles que je t’oppose, va-t’en ! » Mais Paul n’écoutait pas et, tourmenté de pressentiments