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CONSTANTINOPLE.

plus que le ciel et l’eau. Quelques légers moutons floconnent sur le bleu pâturage de la mer. Un poëte antique y aurait vu les troupeaux de Protée. Le soleil, que n’accompagne aucun nuage, plonge à l’occident comme un boulet rouge et semble fumer en entrant dans l’eau. La nuit arrive, nuit sans lune ; une rosée saline s’abat sur le pont et pénètre les vêtements de son acre humidité ; les cigares tombent lentement en cendre, aspirés par des lèvres où la nausée se déciderait au premier coup de tangage un peu fort. Les passagers descendent un à un et s’accommodent comme ils peuvent dans les tiroirs qui servent de lit. Pour être bercé par la vague plus régulièrement que jamais enfant ne le fut par sa nourrice, on n’en dort pas mieux, et l’on fait des rêves extravagants entrecoupés par la cloche qui pique l’heure et marque le quart aux matelots.

Dès l’aube on est sur pied ; rien encore que ce cercle de deux ou trois lieues dont le vaisseau est le centre, et qui se déplace avec lui, et qu’on est convenu d’appeler l’immensité de la mer et l’image de l’infini, je ne sais trop pourquoi, car l’horizon qu’on découvre du haut de la moindre tour ou de la montagne la plus ordinaire est cent fois plus vaste.

Il fait jour tout à fait, et sur la gauche le capitaine signale une terre, qui est la Corse. Je ne vois, même avec une lorgnette, qu’une légère brume à peine discernable des pâles teintes du ciel matinal. Le capitaine avait raison. Le bateau marche : la vapeur grisâtre se condense, se raffermit ; des ondulations de montagnes se dessinent, quelques points s’éclairent, des touches jaunes marquent les escarpements dénudés, des plaques noirâtres, les forêts et les endroits recouverts de végétation. Là-bas au nord, vers cette pointe, doit être l’Isola-Rossa ; plus loin, cette blancheur crayeuse qui se confond avec la terre, c’est Ajaccio. Mais on passe trop au large, ce qui me contrarie beaucoup, pour discerner aucun