Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
313
L’ELBICEI-ATIKA.

Devant le yenitcheri est placée une petite table couverte d’ancienne menue monnaie turque, — aspres, paras, piastres devenues rares, — montant de la contribution noire levée sur les pékins de Constantinople. — Près de lui roussissent sur un gril quelques râpes de maïs aux grains d’or, repas dont se contente la frugalité orientale. Nous passons sans crainte, car il est en bois, et nous avons payé dix piastres à la première porte.

En face de ce janissaire quêteur se tiennent debout quelques soldats du même corps, en costume à peu près semblable. Le seuil franchi, on se trouve dans une salle oblongue, faiblement éclairée et garnie de grandes vitrines renfermant des mannequins habillés avec un soin parfait et une exactitude scrupuleuse. — C’est le salon de Curtius et l’exhibition Tussaud d’un monde disparu. — Là sont collectionnés, comme des types d’animaux antédiluviens au Musée d’histoire naturelle, les individus et les races supprimés par le coup d’État de Mahmoud. Là revit, d’une vie immobile et morte, cette Turquie fantasque et chimérique des turbans en moules de pâtisserie, des dolimans bordés de peau de chat, des hautes coiffures coniques, des vestes à soleil dans le dos, des armes barbarement extravagantes ; la Turquie des mamamouchis, des mélodrames et des contes de fée. Vingt-sept années seulement se sont écoulées depuis le massacre des janissaires, et il semble qu’il y ait un siècle, tant est radical le changement. — Par la volonté violente du réformateur, les vieilles formes nationales ont été anéanties, et des costumes pour ainsi dire contemporains sont devenus des antiquités historiques.

En regardant derrière les vitrages ces têtes moustachues ou barbues, aux prunelles fixes, aux couleurs grimaçant la vie, éclairées par une faible lumière oblique, on éprouve une impression étrange, une sorte de malaise indéfinissable. —