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CONSTANTINOPLE.

qu’en ruines. — Le canal s’envase, les pierres disjointes laissent échapper l’eau, et les plantes parasites se mêlent aux arabesques sculptées. On dit que Mahmoud, qui avait arrangé ce nid charmant pour une odalisque adorée, n’y voulut plus revenir quand une mort prématurée eut enlevé la jeune femme. — Depuis ce temps, un voile de mélancolie semble flotter sur ce palais désert enfoui dans des masses d’ormes, de frênes, de noyers, de sycomores et de platanes, qui paraissaient vouloir le dérober aux yeux du voyageur, comme la forêt épaissie autour du château de la Belle au bois dormant, et les grands saules pleureurs secouent tristement dans l’eau leurs larmes de feuillage.

Ce jour-là, il n’y avait personne, et la promenade n’en était pas moins agréable pour cela ; et, après avoir erré quelque temps sous les ombrages solitaires, je m’arrêtai à un petit café pour prendre du yaourth (lait caillé) avec un morceau de pain, frugal repas dont avait grand besoin mon appétit, aiguisé par l’air vif de la mer.

Au lieu de m’en retourner en caïque, je pris un de ces chevaux de louage qui stationnent à tous les coins de place, et je remontai par Pim-Pacha, Haas-Keuï et Cassim-Pacha, jusqu’à San-Dimitri, le village grec, près du grand Champ-des-Morts de Péra, et, suivant de vastes terrains nus, j’arrivai à l’Ock-Meidani, qu’on prendrait de loin pour un cimetière, à voir la multitude de petites colonnes de marbre dont il est hérissé.

C’est l’endroit où jadis les sultans s’exerçaient au jeu du djerid, et ces petits monuments sont destinés à perpétuer la mémoire des coups extraordinaires et à en mesurer la portée. Ils sont d’ailleurs fort simples et n’ont pour ornement qu’une inscription en lettres turques, et quelquefois au sommet une étoile en cuivre doré. — Le djerid est tombé en désuétude et les plus modernes de ces colonnes remon-