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SYRA.

sait ménager ses effets, vide les blouses du billard et lance sur le drap vert, comme pour remplacer les boules d’ivoire, un nombre égal de bulles carambolant et roulant au moindre souffle.

Regardez comme ils se civilisent, me dit Vivier en me montrant un Grec moustachu et de physionomie truculente qui tournait un morceau de savon dans un verre d’eau, saisi de la fièvre d’imitation ; déjà leurs mœurs s’adoucissent.

Au bout d’un quart d’heure, l’on aurait cru le café occupé par une bande de jongleurs indiens : ce n’étaient que boules qui montaient et descendaient. Une heure après, toute l’île était occupée à souffler de l’eau de savon et de la fumée par des cornets de papier, avec toute la gravité que mérite une occupation si sérieuse. — Pourquoi s’étonner de ce que les habitants de Syra se soient amusés d’un spectacle qui a fait tenir pendant six mois le nez en l’air, sur la place de la Bourse, à tous les badauds de Paris ?

Pendant que mon ami opérait ces prodiges, j’examinais l’intérieur du café blanchi à la chaux et décoré de quelques mauvaises images coloriées de la rue Saint-Jacques. Ce qu’il y avait de plus caractéristique, c’étaient deux tableaux brodés au petit point, représentant des Turcs à cheval, et signés Sophia Dapola, 1847, un chef-d’œuvre de pensionnaire.

Le quai est bordé de boutiques de toutes sortes : poissonneries, boucheries, confiseries, cafés, gargotes, tavernes, marchands de tabac, etc., et présente l’aspect le plus animé. Il y fourmille perpétuellement un monde bariolé de matelots, de portefaix, d’acheteurs et de curieux de tout pays et de tout costume. On peut du bord donner la main aux barques, et le rivage vit avec la mer dans la plus intime familiarité. Rien n’est plus amusant et plus pittoresque ; à travers les cabans et les braies goudronnées, étincelle de temps