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LA TROADE, LES DARDANELLES.
laquelle règne puissamment Phœbus Apollon, le dieu à l’arc d’argent invoqué par Chrysès ; et, plus loin, voilà la plage que Protésilas, la première victime de cette guerre qui devait détruire un peuple, teignit de son sang comme d’une libation propitiatoire. Cet amas de décombres douteux qu’on devine dans le lointain, ce sont les portes Scées, par où sortait Hector, coiffé de ce casque à l’aigrette rouge dont s’effrayait le petit Astyanax, et devant lesquelles s’asseyaient à l’ombre les vieillards par qui Homère fait saluer la beauté d’Hélène ; cette montagne sombre, revêtue d’un manteau de forêts qui se dresse à l’horizon, c’est l’Ida, la scène du jugement de Pâris, où les trois déesses rivales, Hérè aux bras de neige, Pallas Athénè aux yeux vert-de-mer, et Aphrodite au ceste magique, posèrent nues devant l’heureux berger ; où Anchise connut l’ivresse d’un hymen céleste, et rendit Vénus mère d’Énée. La flotte des Grecs était rangée le long de ce rivage, sur lequel s’appuyait la proue des noirs vaisseaux à moitié tirés sur le sable. L’exactitude d’Homère ressort avec évidence de chaque détail du terrain ; un stratégiste y pourrait suivre, l’Illiade en main, toutes les opérations du siége.

Pendant que, rappelant mes souvenirs classiques, je regarde la Troade, Stalimène, l’ancienne Lemnos, qui reçut dans sa chute Éphaïstos précipité du ciel, sort de la mer et découpe derrière moi ses promontoires jaunâtres. Je voudrais être comme Janus et avoir deux faces. C’est bien peu, vraiment, que deux yeux, et l’homme est bien inférieur sous ce rapport à l’araignée, qui en a huit mille, selon Leuvenhoeck et Swammerdam. Je détourne la tête un instant pour jeter un coup d’œil à l’île volcanique où se forgeaient les armes à l’épreuve des héros favorisés des dieux, et ces trépieds d’or, vivants esclaves de métal, qui servaient les Olympiens dans leurs demeures célestes, et voici que le