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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

Allons plus avant dans l’interprétation des trois vers précédents. À quel fait notre poëte peut-il bien faire allusion ? Voici ceux que l’histoire nous signale. En 969, les musulmans brûlèrent vif le patriarche de Jérusalem, Jean VI. En 1012, le kalife Hakem persécuta les chrétiens, détruisit la grande église de Jérusalem et fit crever les yeux au patriarche Jérémie. De tels faits[1], et surtout le dernier, durent avoir un grand retentissement en Europe, où ils furent exagérés en raison de la distance. N’est-ce pas l’écho de ces cris que l’on entend encore dans la Chanson de Roland ? Ne peut-on pas la croire écrite dans le courant même du XIe siècle[2] ?

En résumé, le Roland est certainement antérieur au règne de Philippe-Auguste, comme le démontrent l’âge du manuscrit d’Oxford, et surtout les armures qui y sont décrites.

Il est probablement antérieur à la première croisade : c’est ce que semblent prouver les vers cités plus haut, et cette absence complète de toute allusion au fait de la croisade.

Il est possible, enfin, qu’il ait été écrit plus tôt, s’il est vrai que le poëte ait réellement été inspiré par la destruction de la grande église de Jérusalem et par la mort du patriarche Jérémie, en l’année 1012.

Telles sont nos conclusions.

  1. Les Turcs, dont notre poëte parle plus d’une fois, s’emparèrent de Jérusalem en 1076 ; mais ils ne firent aucun mal aux Chrétiens.
  2. On ne peut rien conclure de l’énumération des échelles de l’armée chrétienne (vers 3,014-3,095). S’appuyant sans doute sur d’antiques cantilènes, le poëte y met des Français (premier, second et dixième corps d’armée), des Bavarois (3e), des Allemands (4e), des Normands (5e), des Bretons (6e), des Poitevins et des Auvergnats (7e), des Flamands et des Frisons (8e), des Lorrains et des Bourguignons (9e). Il est assez difficile de préciser le moment exact où ces différentes nations faisaient partie d’un même empire ou d’un même royaume frank.