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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL


X. — un chapitre d’esthétique. — de la beauté du roland


Quel que soit l’auteur, quelle que soit la date du Roland, en quelque lieu que cette rude épopée ait été chantée pour la première fois, c’est une œuvre qui porte le cachet de la Beauté. Le devoir du critique est de s’arrêter devant elle et de l’admirer.

Mais, si nous voulons que notre admiration ne fasse point fausse route, il ne faut pas séparer le vieux poëme du milieu où il est né. Il convient de le considérer au XIe siècle et de nous transporter nous-mêmes en pleine société féodale. C’est une époque primitive : primitive par accident et non par essence. À coup sûr, elle est absolument militaire. Le baron français du temps d’Henri ou de Philippe Ier vit au fond d’un château encore grossier, et qui vient seulement d’être enfin construit en pierre. Sa femme et ses enfants, qu’il aime d’un amour un peu rude, y sont enfermés avec lui. Il a volontiers l’oreille au guet : car, à tout instant, il peut être menacé par quelque voisin puissant, par son suzerain, par le Roi. Notre baron est isolé, il a peu d’attaches avec le reste de la société. Sa foi est simple, vigoureuse, presque brutale. Longtemps, bien longtemps avant la première croisade, il pensait à la Croisade. De temps en temps, il arrive jusqu’à lui des nouvelles d’Outremer, et il frémit de rage à la pensée que les Infidèles sont maîtres du Saint-Sépulcre. Le roi de France est loin de le préoccuper autant ; mais il a gardé le souvenir ou plutôt la conception d’une Royauté puissante dont Charlemagne est demeuré le type. Il aime passionnément la France, sans trop savoir jusqu’où elle s’étend. Son patriotisme n’est pas une question de frontières. D’ailleurs, sa vie n’est pas corrompue, et la galanterie n’y tient point de place. Sa conversation est de chevaux, d’épées et de lances. Et voici son seul plaisir… Quelque jour, il voit arriver dans son donjon une sorte de musicien errant, portant sur son dos une