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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

dans la version d’Oxford : Li Empereres se fait balz e liez[1], et il faut absolument le faire entrer dans une tirade en ier. Deux vers sont rigoureusement indispensables : Li Empereres qui Francs doit justicier — Lez fu et bauz et tuit si chevalier[2]. Avec une telle méthode[3], le poëme risque fort d’être doublé ; mais cet accident n’effrayait point les rajeunisseurs du xiiie siècle, ni même (chose plus étonnante) leurs lecteurs.

Une fois en si beau chemin, les rajeunisseurs ne s’arrêtèrent plus. Ils se donnèrent très-volontairement, très-gratuitement une « quatrième tâche ». Oui, alors même qu’ils n’y étaient nullement contraints, ils remplacèrent un vers de l’original par deux ou trois vers de la copie. Voici un vers d’Oxford : Bels fu li vespres, et li soleilz fut cler[4]. Il serait aisé d’en trouver l’équivalent en autant de syllabes. Mais pourquoi se gêner ? Deux vers valent toujours mieux qu’un. Ainsi raisonne le re-

  1. Oxford, v. 96.
  2. Versailles, v. 111-112.
  3. Ici encore, nous pourrions multiplier les exemples. C’est par une suite de la même nécessité qu’au lieu de : Ço set hom ben, n’ai cure de manace (Oxf., v. 293), le remanieur du texte de Versailles a écrit, a dû écrire : Vos savez bien, et si est veritez, — Ainc per menace ne fui trop esfréez (v. 411, 412). Et, plus loin, au lieu de ces deux vers : Ço dist Marsilie : « Carles li emperere — Mort m’ad mes homes, ma terre deguastée (v. 2,755, 2,756), » les trois suivants : Ce dit Marsile : « Oiez raison membrée, — Karle de France a mot sa gent menée, — Morz a mes homes et ma terre guastée. » ═ Cf. également le texte primitif : E prenent sei ambesdous por loitier, — Mais ço ne set quels abat ne quels chiet (v. 2552, 2553) avec celui de Versailles : A bras se prenent, mot fut Karle blicez, — Luitient et sachent, mais ne sui aaisiez — De nommer vus qi i remest haitiez. ═ D’autres fois, la nécessité d’un tel changement n’est pas rigoureusement absolue ; mais il y a pour le rajeunisseur plus de facilité à employer deux vers au lieu d’un, et il n’hésite pas à le faire. C’est ce qui explique pourquoi, au lieu de : Turpins de Reins en est levez del renc, — E dist al Rei : « Laisez ester vos Francs (v. 264, 265), » le remanieur a écrit : Turpins de Reins, li proz et li valanz, — Devant le Roi est venuz toz erranz. — Il li escrie à sa voiz qui fugranz — « Droiz emperere, laisez-en toz voz janz. » (Versailles, v. 309-3l2.) Cf le vers d’Oxford : Si li Reis voelt, prez sui por vus le face (v. 295) avec ceux du même rajeunissement : Se li Rois velt, j’en sui toz aprestez ; — Je irai là, et voz ci remanrez. (Versailles, 414, 415, etc. etc.)
  4. Oxford, v. 157.