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Page:Gautier - Le Troisième Rang du collier, 4e éd.djvu/107

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LE TROISIÈME RANG DU COLLIER

à Carlsruhe, où Schnorr était engagé pour une représentation de Lohengrin, et il entra au théâtre à l’insu de tous. Plus tard, le Maître raconta lui-même cette soirée incomparable :

… Cette appréhension disparut vite. L’apparition du Chevalier au Cygne, sous les traits d’un Hercule juvénile abordant la rive, me produisit un effet, sans doute, un peu étrange ; il cessa dès que le héros s’avança : le charme tout spécial de l’envoyé de Dieu opéra subitement. De ce personnage on ne se demandait pas : « Comment est-il ? » mais on se disait « C’est lui ! » Cette impression subite et profonde ne peut vraiment se comparer qu’à un charme : je me souviens de l’avoir reçue de la grande Schroeder-Devrient, en mes premières années d’adolescence, d’une façon définitive. Je ne l’ai jamais éprouvée depuis, aussi décisive, aussi forte qu’à l’entrée de Ludwig Schnorr[1], dans Lohengrin. Pourtant je reconnus, au cours de son interprétation, que bien des choses en sa façon de comprendre et de rendre mon œuvre n’avaient pas encore atteint la maturité ; mais en cela aussi je vis le charme d’une pureté juvénile encore inaltérée, d’une terre vierge promettant la plus belle floraison artistique. L’ardeur, la tendre exaltation qui jaillissaient des yeux merveilleusement remplis d’amour de ce tout jeune homme me firent entrevoir de quel feu démoniaque ils étaient appelés à s’enflammer. Bientôt je découvris en lui un être qui, en

  1. Meine Erinnerungen an Ludwig Schnorr von Karolsfeld. — Gesammelte Schriften, vol. VIII.