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les cruautés de l’amour

avec tant de tranquillité et être à ce point aveugle sur ses propres sentiments. Elle, la capricieuse qui méprisait souvent ce qu’elle aimait la veille, qui au milieu des fêtes, du luxe et des triomphes, trouvait la vie monotone et vide ; elle avait pu vivre de longs mois dans une ferme, privée de ses parures, de son bien-être accoutumé, sans éprouver un seul instant d’ennui ! et elle n’avait pas compris d’où venait un tel miracle, elle n’avait pas su lire dans son propre cœur ; il avait fallu un événement terrible pour arracher à ses lèvres l’aveu de son amour.

— Oui, se disait-elle, sans cet acte de désespoir, je le laissais s’éloigner, je revenais ici seule, insouciante. Eh bien ! qu’aurais-je fait ? Quel est le cœur plein de tendresse qui aurait répondu au mien ? Aurais-je pu vivre maintenant au milieu de ces indifférences polies, de ses protestations fausses ou intéressées ? Quel est l’homme qui m’aimerait assez pour préférer la mort à mon absence ? Où trouverais-je un cœur comparable à celui-ci, un esprit plus loyal et plus noble, un dévouement plus complet ? Et j’ai été sur le point de dédaigner un trésor si rare ! J’ai peur que Dieu me punisse en m’enlevant le seul être qui me soit cher aujourd’hui dans ce monde.

Et elle regardait la belle tête d’André, pâlie et