Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/16

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pas croire que je suis réellement un génie, à me voir si bénin, si paterne, si peu insolent, si comme le premier venu, comme vous ou tout autre. Je ne tutoie et n’appelle par son nom de baptême aucun des illustres du jour, je n’ai aucune pièce refusée ou tombée à aucun théâtre, je n’ai encore ruiné aucun libraire. Vous voyez que ma modestie est fondée, et que je n’ai pas de quoi faire le fier. Aucun journal, en parlant pour la première fois de moi, ne m’a désigné, ainsi qu’il se pratique, le célèbre M. un tel. Je pourrais mourir demain que, excepté ma mère qui pleurerait, il ne resterait aucune trace de mon passage sur la terre. Mon épitaphe serait bientôt faite : Né — mort.

Je ne suis rien, je ne fais rien ; je ne vis pas, je végète ; je ne suis pas un homme, je suis une huître.

J’ai en horreur la locomotion, et j’ai bien souvent porté envie au crapaud, qui reste des années entières sous le même pavé, les pattes collées à son ventre, ses grands yeux d’or immobiles, enfoncé dans je ne sais quelles rêveries de crapaud qui doivent bien avoir leur charme, et dont il devrait bien nous faire un livre.

Je partage l’avis des Orientaux : il faut être chien ou Français pour courir les rues quand on peut rester assis bien à son aise chez soi. N’était la circoncision, je me ferais Turc : je serais, certes, un excellent pacha. Par vingt-cinq degrés de chaleur, je suis capable de porter autant de caftans, de châles et de fourrures qu’Ali, ou Rhegleb, ou tout autre. Les pachas aiment les tigres,