Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/46

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— Non, elle est ainsi ; c’est un esprit droit et fin, mais sans élan, prosaïque comme la vertu, car il n’y a que le vice qui soit poétique. Supprimez l’adultère, l’inceste, le meurtre, adieu les drames, adieu les poëmes et les romans ! l’histoire des gens vertueux tient une ligne, les règnes des bons rois tiennent une page.

Aussi je souffre avec elle mort et martyre. J’ai beau chercher, je ne puis trouver de point impressionnable ; chez elle, rien ne répond. Je ne sais comment lui faire plaisir : elle est si froide, si prude, si chaste, si dédaigneuse et si polie en même temps ! Je ne l’ai jamais vue ni rire, ni bâiller ; je ne lui ai jamais entendu dire une sottise, elle n’en fait pas plus qu’elle n’en dit, elle est d’une perfection désespérante.

Dans ces moments où tous les yeux sont baignés de larmes, où le cœur semble vouloir s’élancer hors de la poitrine, ni cris, ni soupirs, ni étreintes forcenées : on dirait qu’il ne s’agit pas d’elle. Elle vous regarde toujours avec son œil calme et bleu ; son sein ne bat pas sous le vôtre une pulsation de plus ; elle ne rougit, ni ne pâlit. Si elle vous parle, c’est avec sa voix claire et perlée, elle vous dit : Vous et Monsieur, et vous demande ce que vous avez. Une fois, après toute une nuit passée ensemble, lorsqu’à l’instant de m’en aller je voulus lui donner mon baiser d’adieu, elle me dit très-gravement, en relevant du doigt la dentelle quelque peu chiffonnée de son bonnet ? — Roderick, ne pourriez-vous pas m’aimer sans cela ?