Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/149

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qu’elle avait la force de le faire souffrir et n’avait pas le courage de rompre pour lui un engagement insensé.

Un jour qu’ils nageaient au large, tout près l’un de l’autre, il lui saisit les poignets brusquement.

— Écoutez, dit-il, j’ai une envie folle de vous entraîner au fond de l’eau, de vous serrer dans mes bras et de mourir avec vous ! cette mort serait moins douloureuse et moins cruelle que la mort lente à laquelle vous voulez nous condamner.

— Oui, je veux bien ! s’écria Lucienne ; mourir ! mourir ensemble, je veux bien ! Mais si nous vivons, nous vivrons séparés trois ans ; il le faut.

Et quand ils furent revenus au rivage :

— Vous m’avez donné votre parole, mon ami, lui dit-elle doucement ; n’essayez pas de me la reprendre. Je ne vous la rendrai pas, et je suis sûre que vous la tiendrez.

Pourtant elle savait bien qu’elle souffrirait plus encore que lui de la séparation ; elle n’aurait pas auprès d’elle une mère, une sœur, des amis pour lui faire supporter la vie. La solitude autour d’elle serait complète. Elle serait aussi perdue au milieu du monde qu’un naufragé sur un rocher inconnu. Rien ne surnagerait de sa vie passée engloutie dans l’oubli ; pas une affection, pas un bon souvenir de tous ces êtres si intimes avec elle et si indifférents cependant. Elle regardait ce vide, non sans terreur, cherchant si une épave ne resterait pas de ce naufrage, une amitié sincère, désintéressée, sur laquelle