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Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/234

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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

ses que je ne comprenais pas, je découvre des affinités et des sympathies merveilleuses, j’entends la langue des roses et des rossignols, et je lis couramment le livre que je ne pouvais pas même épeler. J’ai reconnu que j’avais un ami dans ce vieux chêne respectable tout couvert de gui et de plantes parasites, et que cette pervenche si langoureuse et si frêle, dont le grand œil bleu déborde toujours de larmes, nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrète et contenue : c’est l’amour, c’est l’amour qui m’a dessillé les yeux et donné le mot de l’énigme. — L’amour est descendu au fond du caveau où transissait mon âme accroupie et somnolente ; il l’a prise par le bout de la main et lui a fait monter l’escalier roide et étroit qui menait au dehors. Toutes les portes de la prison étaient crochetées, et pour la première fois cette pauvre Psyché est sortie du moi où elle était enfermée.

Une autre vie est devenue la mienne. Je respire par la poitrine d’un autre, et le coup qui le blesserait me tuerait. — Avant cet heureux jour, j’étais semblable à ces mornes idoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre. J’étais le spectateur de moi-même, le parterre de la comédie que je jouais ; je me regardais vivre, et j’écoutais les oscillations de mon cœur comme le battement d’une pendule. Voilà tout. Les images se peignaient dans mes yeux distraits ; les sons frappaient mon oreille inattentive, mais rien du monde extérieur n’arrivait jusqu’à mon âme. L’existence de qui que ce soit ne m’était nécessaire ; je doutais même de toute autre existence que de la mienne, dont encore je n’étais guère sûr. Il me semblait que j’étais seul au milieu de l’univers, et que tout le reste n’était que fumées, images, vaines illusions, apparences fugitives destinées à peupler ce néant. — Quelle différence !