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Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/235

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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Et pourtant, si mon pressentiment me trompait, si Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde le croit ! On a vu quelquefois de ces merveilleuses beautés ; — la grande jeunesse prête à cette illusion. — C’est une chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendrait fou ; cette graine tombée d’hier dans le rocher stérile de mon cœur l’a déjà pénétré en tout sens de ses mille filaments ; elle s’y est cramponnée robustement, et il serait impossible de l’arracher. C’est déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord ses racines musculeuses. — Si je venais à savoir avec certitude que Théodore n’est pas une femme, hélas ! je ne sais point si je ne l’aimerais pas encore.


X


Ma belle amie, tu avais bien raison de me détourner du projet que j’avais conçu de voir les hommes, — et de les étudier à fond, avant de donner mon cœur à aucun d’eux. — J’ai à tout jamais éteint en moi l’amour et jusqu’à la possibilité de l’amour.

Pauvres jeunes filles que nous sommes ; élevées avec tant de soin, si virginalement entourées d’un triple mur de précautions et de réticences, — nous, à qui on ne laisse rien entendre, rien soupçonner, et dont la principale science est de ne rien savoir, dans quelles étranges erreurs nous vivons, et quelles perfides chimères nous bercent entre leurs bras !

Ah ! Graciosa, trois fois maudite soit la minute où m’est venue l’idée de ce travestissement ; que d’horreurs, que d’infamies et que de grossièretés dont j’ai été forcée d’être témoin ou auditeur ! quel trésor de chaste et précieuse ignorance j’ai dissipé en peu de temps !