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HENRY MURGER.

perdu, formaient la bibliothèque du poëte. Il ne lisait que dans son cœur et ne traduisait que l’impression ressentie, mais longtemps après, idéalisée par le regret ou la mélancolie. Le perles de son écrin sont d’anciennes larmes gardées. — Aussi, comme il est soigneux de ce cher trésor, comme il en essuie d’une main tremblante la poussière sacrée, malgré son air railleur, et comme il tourne à la dérobée son œil attendri vers cette muraille où figure près d’un Clodion le profil de Mimi ou de Musette !

Nous ne parlons ici que du poëte ; le journaliste, l’écrivain, l’homme d’esprit qu’il contenait avait d’autres allures. Henry Murger était fils de la bohème ; il en avait habité tour à tour les sept châteaux, tant cherchés par Charles Nodier ; et ce n’est pas dans cet étrange pays, où le paradoxe est le lieu commun, qu’on peut conserver beaucoup d’illusions. Les jugements à la Prudhomme y sont cassés sur-le-champ, et la sagesse picaresque s’y condense en maximes qui feraient paraître enfantines celles de la Rochefoucauld. Nul n’y est dupe de rien ni de personne. Pour parler le style du lieu, l’on n’y coupe guère dans les ponts, et l’on y tombe peu dans les godans ; et le bohème, au milieu des civilisés, arrive à la sagacité défiante du Mohican : pour se défendre, il a les flèches de l’esprit, et quelques-uns ne se font pas scrupule de les empoisonner. — Murger, nous l’avons dit, ne fut jamais de ceux-là ; mais il avait la main sûre, l’œil juste, et ses traits étincelants trouvaient toujours le but. Tendre de cœur, il était sceptique d’esprit. En revenant d’une promenade sentimentale au bois, il faisait un tour dans les coulisses, et le journaliste se moquait si bien de l’amoureux, que personne n’eût été tenté d’en rire, pas même sa maîtresse.

Depuis longtemps Murger avait quitté cette contrée qu’ont traversée les poètes et les artistes au moins au dé-