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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

but de la vie, quand la bourse paternelle refuse le viatique et que le talent encore en herbe ne fait que promettre la moisson. Mais il semblait y être toujours, tant sa pensée se reportait avec complaisance vers cette époque de liberté fantasque et de joyeuse misère où les belles dents de l’Espérance mordent si gaiement les durs biftecks de la vache enragée. En effet, c’est le bon temps, et nous concevons qu’on le regrette ; mais il n’a que quelques années, et rien n’est triste comme un bohème ou comme un étudiant en cheveux gris. Les philistins, tant mystifiés jadis, le raillent à bon droit.

Murger habitait Marlotte, près Fontainebleau, et sa rêverie l’égarait souvent dans la forêt, malgré les raies indicatrices et les petits chemins tracés par celui qu’on a surnommé le Sylvain ; mais c’est lorsque le poëte se perd qu’il trouve l’inspiration. Là, au sein de la saine et robuste nature, loin de l’agitation fébrile de la cité, travaillait lentement et à son loisir ce charmant écrivain chez qui, parfois, l’amour de la perfection prit l’apparence de la paresse. Il revivait intérieurement sa jeunesse, et la traduisait en récits d’une tristesse souriante et d’une gaieté attendrie. On ne le voyait pas de tout l’été ; mais l’hiver, il allait parfois dans le monde heureux de l’accueillir ; on le rencontrait sur le boulevard, aux bureaux des Revues, et sa conversation prodigue gaspillait en un quart d’heure plus de mots qu’il n’en faudrait pour toute une pièce.

Son volume[1] s’ouvre par un sonnet en manière de préface, où l’auteur souhaite d’un air goguenard toutes sortes de prospérités à l’être assez bénévole, assez naïf, assez patriarcal, pour payer d’un écu, en ce temps de prose, trois cents pages de vers. — Ici, pour nous servir d’une expression de Murger, c’est le fifre au rire

  1. Les Nuits d’hiver.