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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

là, et l’imagination parcourt, en une seconde, avec une effroyable vitesse dépassant celle de la lumière, toutes les séries de catastrophes possibles et impossibles. Qui va être frappé parmi cette troupe naguère si gaie, car on n’envoie un télégramme nocturne que pour une raison grave ? Ce moment d’anxiété est terrible. Enfin le facteur s’approche, jette le pli sur la table, et prie la personne à laquelle il s’adresse de vouloir bien signer l’heure et la minute d’arrivée, et alors les domestiques s’agitent pour chercher une plume qui ne se trouve pas, un encrier qu’on a changé de place ; on se fouille, et l’on amène du fond de sa poche un crayon émoussé. La réception du télégramme est accusée.

C’était à nous que la missive était destinée. Nous l’ouvrons d’une main fiévreuse, et nous y lisons cette phrase écrite avec l’effrayant laconisme du style électrique :

« Léon Gozlan est mort cette nuit. »

Rien de plus. Cette nuit, c’était la nuit de jeudi à vendredi. Une telle nouvelle si inattendue, si peu préparée par ces rumeurs de maladie qui accoutument à l’idée de la mort, nous jeta dans une stupeur morne. Ce fait brutal, sans détail, sans explication, nous écrasait. De tous les convives présents, nous seul nous connaissions personnellement Léon Gozlan. Mais son charmant esprit n’était ignoré de personne, et sur la table du salon l’Histoire d’un diamant était ouverte à cette poignante scène de la fascination du Naja sur le col de Nanny par Hadir-Zeb.

Sans attendre l’arrivée des journaux de Paris, qui sans doute apporteront ce matin leurs renseignements nécrologiques, rendons à cette mémoire les honneurs qui lui sont dus ; tressons-lui avec quelques lignes de feuilleton une couronne de jaunes immortelles. Ils commencent à être rares les survivants de cette phalange autrefois si serrée qui s’était formée vers 1830, et que