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LÉON GOZLAN.

reliaient autour du drapeau romantique les mêmes sympathies, les mêmes admirations, les mêmes rêves de rénovation littéraire. À des instants de plus en plus rapprochés, une balle invisible siffle, et un vide se lait dans les rangs, vide qui ne sera pas rempli, car qui se soucie aujourd’hui des idées dont nous étions enflammés jusqu’à la folie ? La génération nouvelle a ses amours, ses haines, ses préoccupations, ses affaires, comme c’est son droit, et ne regarde pas souvent en arrière : elle marche confusément vers l’avenir, vers l’inconnu, et nous autres, nous restons là, avec nos dieux oubliés, sur le champ de bataille à compter nos morts gisant parmi quelques momies classiques pourfendues jadis à grands coups d’estoc. L’heure est triste, le jour descend et la nuit va venir. Du soleil on n’aperçoit plus qu’un mince fragment de disque échancré par la silhouette noire des affûts brisés. Notre armée est, non pas vaincue, mais décimée, et les soldats qui sont encore debout se regardent avec inquiétude, voyant leur petit nombre. Le poids du harnois de guerre leur pèse, quoiqu’ils n’en disent rien et qu’ils se redressent avec la fierté de ceux qui jadis ont pris part aux batailles des géants. Chacun a l’air de dire à l’autre : « Si c’est toi qui es destiné à faire l’oraison funèbre de la troupe, ne m’oublie pas. »

Quelle étrange chose que la mort, et comme l’esprit a de la peine à s’y ployer ! Quand on se quitte, ne fût-ce que pour une heure, qui sait si l’on se reverra jamais ! C’est une banalité qu’une réflexion pareille, et cependant qu’elle est navrante ! La dernière fois que nous rencontrâmes Léon Gozlan, c’était sur le pont des Saints-Pères, il n’y a guère plus de huit jours ; il allait d’un côté, nous de l’autre. Nous échangeâmes une rapide poignée de main, deux paroles amicales, et ce regard profond et compréhensif de gens qui ont vu ensemble les choses