Page:Gautier - Portraits contemporains, 1881.djvu/206

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d’un spectre pétrifié, et la mort, qui ordinairement met un masque de beauté sereine sur les visages qu’elle touche, n’avait pu effacer des traits de Jules, si fins et si réguliers pourtant, une expression d’amer chagrin et de regret inconsolable. Il semblait avoir senti, à la minute suprême, qu’il n’avait pas le droit de s’en aller comme un autre, et qu’en mourant il commettait presque un fratricide. Le mort dans son cercueil pleurait le vivant, le plus à plaindre des deux, à coup sûr.

Nous avons suivi à toutes les stations de la voie douloureuse ce pauvre Edmond qui, aveuglé de larmes et soutenu sous les bras par ses amis, butait à chaque pas comme s’il eût eu les pieds embarrassés dans un pli traînant du linceul fraternel. Comme ces condamnés qui se décomposent dans le trajet de la prison à l’échafaud, d’Auteuil au cimetière Montmartre, il avait pris vingt années, ses cheveux avaient blanchi ! On les voyait — ce n’est pas une illusion de notre part, plusieurs des assistants l’ont remarqué, — se décolorer et pâlir sur sa tête à mesure qu’on approchait du terme fatal et de la petite porte basse où se dit l’éternel adieu. C’était lamentable et sinistre, et jamais convoi ne fut accompagné d’une désolation pareille. Tout le monde pleurait ou sanglotait convulsivement, et cependant ceux qui marchaient derrière ce corbillard étaient des philosophes, des artistes, des écrivains faits à la douleur, habitués à maîtriser leurs âmes, à dompter leurs nerfs et ayant la pudeur de l’émotion.

Le cercueil descendu dans l’étroit caveau de famille où il ne reste plus qu’une place, et les derniers saluts adressés à l’ami faisant sa première étape du voyage d’où l’on ne revient pas, un parent emmena Edmond, et l’on regagna la ville par petits groupes, en causant du défunt et du survivant. Puis l’on se quitta en se serrant la