Page:Gautier - Théâtre, Charpentier, 1882.djvu/121

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Je ne veux pas jeter à quelque sot mari
Mon âme, ton ouvrage, ô mon frère chéri !

Georges.

Tu n’aimes donc personne ?

Lavinia.

Tu n’aimes donc personne ?Eh ! si, puisque je t’aime.

Georges.

D’amour, ou d’amitié ?

Lavinia.

D’amour, ou d’amitié ?Je n’en sais rien moi-même.
Je ne connais l’amour, ne l’ayant pas senti,
Que comme l’on connaît les mœurs de Taïti
Sur les récits de Cook et de Dumont d’Urville,
Ou la mer, par Gudin, quand on reste à la ville ;
Me trouvant bien chez moi, je n’ai pas voyagé.

Georges.

Tu n’en as pas l’envie ?

Lavinia.

Tu n’en as pas l’envie ?Et pourquoi faire ? — J’ai,
C’est toi qui l’as permis, lu les chants des poètes,
Des mystères du cœur fidèles interprètes ;
Dans leurs livres, que nul n’a fermé sans émoi,
Plus d’un groupe idéal a passé devant moi,
Souriant ou pensif et les mains enlacées :
Francesca, Paolo, chères ombres blessées,
Herminie et Tancrède, Angélique et Médor,
Aminte et son berger, et bien d’autres encor ;
Près d’Hamlet Ophélie effeuillant sa couronne,
Juliette penchée au balcon de Vérone
À qui Roméo dit : « Ne crains rien, mon amour,
Ce n’est pas l’alouette et ce n’est pas le jour ! »
Faust au jardin de Marthe emmenant Marguerite,
Virginie avec Paul qu’un seul jupon abrite,
Saint-Preux et sa Julie aux bosquets de Clarens,