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Page:Gautier - Théâtre, Charpentier, 1882.djvu/201

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Scène 14



Pierrot, seul.


Pierrot. –––
Me voilà dans le monde assez mal situé.
Par ces damnés païens ai-je été bien tué ?
Suis-je vivant, ou mort ? c’est ce qui m’embarrasse.
Si je suis mort, un point entre autres me tracasse :
Pourquoi mon estomac a-t-il plus que souvent,
Bien qu’estomac défunt, un appétit vivant,
Et pourquoi mon gosier, qui devrait être sobre,
S’ouvre-t-il si béant au jus que presse octobre ?
En attendant, mangeons ce poulet que j’ai pris,
Et puis buvons un coup pour noyer la souris…
Éprouver les besoins qu’on a quand on existe,
La faim, la soif, l’amour, étant mort, c’est fort triste !
Le docteur est un gueux payé par Arlequin ;
Il m’a trompé, c’est clair ! Sur cet affreux coquin
Je voudrais, si j’étais un corps et non une ombre,
Appliquer à pleins poings des gourmades sans nombre,
De ses griffes tirer le ducat qu’il m’a pris,
Et lui coucher au nez son infâme souris.
Je battrais Arlequin, je reprendrais ma femme…
Mais comment ? avec quoi ? Je ne suis plus qu’une âme,
Un être de raison, tout immatériel ;
L’hymen veut du palpable et du substantiel…
On se rirait de moi, mon trépas est notoire,
Et c’est un fait acquis désormais à l’histoire.
Pourquoi vouloir, objet de risée ou d’effroi,
Rester dans ce bas monde où je n’ai plus de moi ?
Quelle perplexité ! pour sortir de ces doutes,
Suicidons-nous, là, mais une fois pour toutes.