Page:Gautier - Un trio de romans, Charpentier, 1888.djvu/326

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hésitait à chaque pas et semblait essayer chaque pavé, comme une danseuse novice qui tâte la corde de sa semelle frottée de blanc d’Espagne.

Les voitures l’effrayaient et lui arrachaient de petits cris.

Le cœur lui battait fort comme celui de toute jolie femme qui va en aventure, et, sans donner dans les rigueurs des Vestales, la marquise n’avait pas tellement l’habitude de ces équipées qu’elle n’en éprouvât quelque émotion.

Il est vrai que les médisants eussent pu dire que Mme de Champrosé n’avait pas vingt ans, et que sans doute elle se formerait, comme la duchesse de B., la baronne de C. et la présidente de T.

Tout en marchant, elle se représentait la hardiesse de sa démarche, qui lui avait paru toute simple en projet, tant il y a loin du projet à l’exécution.

Le rêve est toujours charmant, mais la réalité a ses exigences grossières, faites pour blesser les âmes délicates, que la même situation pensée n’effrayerait pas.

Les passants la regardaient sous le nez avec un air de curiosité et un sans façon qui l’eussent indignée, si Justine ne lui avait rappelé à propos que ces œillades, impertinentes pour Mme de Champrosé, ne devaient pas offenser Mlle Jeannette allant porter de l’ouvrage en ville.

Au bout de quelques rues, la fausse Jeannette, mieux entrée dans l’esprit de son rôle, sautillait sur les pavés sans moucheter de boue ses jolis bas de soie gris de perle, et soutenait assez bien les madrigaux un peu vifs des amateurs qui croisaient son chemin.

Justine, hardie et délurée comme une soubrette de comédie, formait l’aile et l’arrière-garde, et empêchait les brusques entreprises des jeunes libertins et de ces vieillards luxurieux qui n’ont pas changé de caractère depuis le bain de Suzanne.