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Page:Gautier - Un trio de romans, Charpentier, 1888.djvu/338

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de Justine, la voiture qui l’attendait, et se fit mener à son hôtel, où son absence, parfaitement motivée, n’avait pas été remarquée.

Pendant le trajet, Justine avait respecté le silence de sa maîtresse qui, le cœur agité d’émotions inconnues, se livrait délicieusement à ces douceurs nouvelles ; un frais étonnement la rendait distraite à la fois et joyeuse ; quoiqu’elle ne dît rien, sa charmante figure pétillait de pensées.

Le financier et l’abbé, qui ce soir-là soupèrent avec elle, la trouvèrent la plus jolie du monde sans savoir pourquoi, et d’une beauté qu’on ne lui avait pas vue encore ; car cela soit dit sans vouloir faire de comparaison irrespectueuse, il en est d’une femme comme d’un cheval de race : il faut les voir tous deux animés.

Et certes, Mme de Champrosé avait une âme ce soir-là : elle sourit fort agréablement au financier, et traita l’abbé beaucoup mieux que de coutume.

Elle riait de leurs plaisanteries, qui lui fournissaient un prétexte d’épancher sa gaieté intérieure, comme s’ils eussent dit les choses les plus piquantes et les plus spirituelles ; et cependant M. le financier Bafogne avait de l’esprit comme un coffre et de la grâce comme un sac ; et l’abbé, bien qu’il sût du latin et qu’il fût au courant du jargon des ruelles, ne promettait nullement, s’il persistait à être d’église, d’égaler l’aigle de Meaux ou le cygne de Cambrai.

Mais, comme le disent certains philosophes qui ont du bon, malgré leur obscurité, rien n’existe qu’en nous-même ; c’est notre gaieté ou notre tristesse qui rend les horizons riants ou tristes : une personne ayant l’âme en joie trouve à se divertir là où d’autres moins heureusement disposées ne voient rien qui les puisse intéresser.

Mme de Champrosé, dans l’état d’esprit où elle était,