Page:Gautier - Un trio de romans, Charpentier, 1888.djvu/374

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des cornets qui se déroulent, je donne de la vanille pour de la cannelle, et me trompe sans cesse dans les sirops. Je ne sais plus distinguer un alcali d’un acide, et, tout dernièrement, j’ai raté une teinture de tournesol, à quoi j’excelle.

« Autrefois j’avais toujours le petit mot pour rire, et disais aux pratiques et aux jeunes filles les choses les plus drôles du monde ; mais ce n’est plus cela : je suis maladroit, tout stupide et tout chose, ce qui prouve, mademoiselle, que je vous aime ; car enfin ce n’est pas naturel, et il faut que le petit dieu malin s’en soit mêlé. »

Pendant cette étrange déclaration, Jeannette eut plus d’une fois envie de rire ; mais l’infortuné droguiste avait tant de feu et de conviction, son sentiment était tellement sérieux sous son discours burlesque, qu’elle put n’éclater point et répondre assez doucement pour ne pas aggraver ce chagrin véritable, quoique ridicule :

« Monsieur Rougeron, tout cela sans doute est fâcheux ; mais qu’y puis-je ?

— Celle qui a fait le mal le peut bien guérir.

— Je voudrais bien vous rendre la raison, mais pas de la manière que vous entendez.

— Et comment ?

— En vous exhortant à ne plus penser à moi, comme doit le faire toute honnête fille en cette occasion.

— Vous ne m’aimez donc pas ?

— Non ! et cela ne doit pas vous blesser. On n’est point maîtresse de ses sentiments. Denise vous aime, et vous ne l’aimez pas.

— C’est vrai ; mais il me semble que si vous accueilliez mes vœux un peu favorablement, vous finiriez par avoir de l’affection pour moi.

— On ne finit pas par avoir de l’affection ; c’est par là qu’il faut commencer.