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Page:Gautier - Un trio de romans, Charpentier, 1888.djvu/390

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château sur des rocs, et dont on entend, nuit et jour, la plainte ennuyeuse et monotone ; des nuées de martinets tournent en criant autour de cette gentilhommière pour tâcher de donner un peu de vie à ces murs noircis par les siècles.

Rien n’est plus affreux que ce manoir de Kerkaradec, élevé à une époque où le goût n’était pas encore formé par les Mansard, les Gabriel, les Ledoux et les Servandoni, qui nous ont fait goûter les beautés régulières et le vrai style de l’architecture.

Il est étonnant qu’on puisse vivre hors de l’atmosphère des cours, loin du soleil de Versailles, le seul qui éclaire véritablement, parmi les paysans non moins sauvages que des animaux, et des gentilshommes aussi rudes que leurs aïeux celles, de féroce mémoire.

Cependant la douairière de Kerkaradec, quoique des mieux nées, avait résolu ce problème, puisqu’elle était âgée de quatre-vingts ans ; il est vrai qu’elle avait eu le temps d’oublier Paris, où elle avait été élevée, sur sa grève solitaire de la baie d’Audierne.

Certes, on ne pouvait rêver pour ce vieux château une châtelaine plus assortie ; la figure allait on ne peut mieux au cadre : la douairière de Kerkaradec, avec son bonnet à grandes barbes du temps de la jeunesse de Louis XIV, sa robe d’étoffe roide, brocatelle ou lampas, qu’on eût dit taillée dans un vieux rideau, ses grands yeux de chouette tout bistrés et séparés par un nez mince, luisant comme un bec, sa bouche rentrée par l’enfoncement des dents, semblait l’esprit des temps passés, qui revenait hanter cet édifice d’autrefois. Malgré son air de sorcière, augmenté par la solitude et la sauvagerie du lieu, Mme de Kerkaradec avait cependant grand air et haute mine ; on comprenait que le sang qui gonflait ses vieilles veines, sous la peau parcheminée de ses mains sèches comme des