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VOYAGE EN ESPAGNE.

la renaissance, est un chef-d’œuvre d’élégance et de noblesse. L’ardent soleil d’Espagne, qui rougit le marbre et donne à la pierre des tons de safran, l’a revêtue d’une robe de couleurs riches et vigoureuses, bien différentes de la lèpre noire dont les siècles encroûtent nos vieux édifices. Selon l’expression d’un grand poète, le Temps a passé son pouce intelligent sur les arêtes du marbre, sur les contours trop rigides et donné à cette sculpture déjà si souple et si moelleuse le suprême poli et le dernier achèvement. Je me souviens surtout d’un grand escalier d’une élégance féerique, avec des colonnes, des rampes et des marches de marbre déjà à moitié rompues, conduisant à une porte qui donne sur un abîme, car cette partie de l’édifice est écroulée. Cet admirable escalier, qu’un roi pourrait habiter, et qui n’aboutit à rien, a quelque chose de prestigieux et de singulier.

L’Alcazar est bâti sur une grande esplanade entourée de remparts crénelés à la mode orientale, du haut desquels on découvre une vue immense, un panorama vraiment magique : ici, la cathédrale enfonce au cœur du ciel sa flèche démesurée ; plus loin brille, dans un rayon du soleil, l’église de San Juan de los Reyes ; le pont d’Alcantara, avec sa porte en forme de tour, enjambe le Tage de ses arches hardies ; l’Artificio de Juanello encombre le fleuve de ses superpositions d’arcades de briques rouges qu’on prendrait pour des débris de constructions romaines, et les tours massives du Castillo de Cervantès (ce Cervantès n’a rien de commun avec l’auteur de Don Quichotte), perchées sur les roches rugueuses et difformes qui bordent le fleuve, ajoutent une dentelure de plus à l’horizon déjà si profondément découpé par les crêtes vertébrées des montagnes.

Un admirable coucher de soleil complétait le tableau : le ciel, par des dégradations insensibles, passait du rouge le plus vif à l’orange, puis au citron pâle, pour arriver à un bleu bizarre, couleur de turquoise verdie, qui se fon-