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VOYAGE EN ESPAGNE.

de différents tonnages ; dans la brume du crépuscule, on dirait une multitude de cathédrales à la dérive, car rien ne ressemble plus à une église qu’un vaisseau avec ses mâts élancés en flèches, et les découpures enchevêtrées de ses cordages. Pour finir la journée, nous entrâmes au Grand Théâtre. Notre conscience nous force de dire qu’il était plein, et cependant, on jouait la Dame Blanche qui est loin d’être une nouveauté ; la salle est presque de la même dimension que celle de l’Opéra de Paris, mais beaucoup moins ornée. Les acteurs chantaient aussi faux qu’au véritable Opéra-Comique.

À Bordeaux, l’influence espagnole commence à se faire sentir. Presque toutes les enseignes sont en deux langues ; les libraires ont au moins autant de livres espagnols que de livres français. Beaucoup de gens hâblent dans l’idiome de don Quichotte et de Guzman d’Alfarache : cette influence augmente à mesure qu’on approche de la frontière ; et, à dire vrai, la nuance espagnole, dans cette demi-teinte de démarcation, l’emporte sur la nuance française : le patois que parlent les gens du pays a beaucoup plus de rapport avec l’espagnol qu’avec la langue de la mère patrie.




II

Bayonne. ― La contrebande humaine.


Au sortir de Bordeaux, les landes recommencent plus tristes, plus décharnées et plus mornes, s’il est possible ; des bruyères, des genêts et des pinadas (forêts de pins) ; de loin en loin, quelque fauve berger accroupi gardant des troupeaux de moutons noirs, quelque cahute dans le goût des wigwams des Indiens : c’est un spectacle fort lugubre