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VOYAGE EN ESPAGNE.

de toute la contrée. Je ne rapporte cette circonstance insignifiante que parce qu’elle est caractéristique de la légèreté des Espagnols, les premiers marcheurs du monde et les coureurs les plus agiles que l’on puisse voir. Nous avons déjà eu occasion de parler de ces postillons à pied que l’on nomme zagales, et qui suivent les voitures lancées au galop pendant des lieues entières sans paraître éprouver de fatigue, et sans entrer seulement en transpiration.

À Santa-Cruz, l’on nous offrit à vendre toutes sortes de petits couteaux et de navajas ; Santa-Cruz et Albaceyte sont renommés pour cette coutellerie de fantaisie. Ces navajas, d’un goût arabe et barbare très caractéristique, ont des manches de cuivre découpé dont les jours laissent voir des paillons rouges, verts ou bleus ; des niellures grossières, mais enlevées vivement, enjolivent la lame faite en forme de poisson et toujours très-aiguë ; la plupart portent des devises comme celle-ci : Soy de uno solo (je n’appartiens qu’à un seul) ; ou Cuando esta vívora pica, no hay remedio en la botica (quand cette vipère pique, il n’y a pas de remède à la pharmacie). Quelquefois, la lame est rayée de trois lignes parallèles dont le creux est peint en rouge, ce qui lui donne une apparence tout à fait formidable. La dimension de ces navajas varie depuis trois pouces jusqu’à trois pieds ; quelques majos (paysans du bel air) en ont qui, ouvertes, sont aussi longues qu’un sabre ; un ressort articulé ou un anneau qu’on tourne assure et maintient le fer. La navaja est l’arme favorite des Espagnols, surtout des gens du peuple ; ils la manient avec une dextérité incroyable et se font un bouclier de leur cape roulée autour de leur bras gauche. C’est un art qui a ses principes comme l’escrime, et les maîtres de couteau sont aussi nombreux en Andalousie que les maîtres d’armes à Paris. Chaque joueur de couteau a ses bottes secrètes et ses coups particuliers ; les adeptes, dit-on, à la vue de la blessure, reconnaissent l’artiste qui a fait l’ouvrage, comme nous reconnaissons un peintre à sa touche.