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VOYAGE EN ESPAGNE.

la ville des califes, et la terrible menace renfermée dans ces deux mots peints en noir à l’entrée d’un carrefour : Modista francesa, ne jamais se réaliser ! Les esprits dits sérieux nous trouveront sans doute bien futiles et se moqueront de nos doléances pittoresques ; mais nous sommes de ceux qui croient que les bottes vernies et les paletots en caoutchouc contribuent très-peu à la civilisation, et qui estiment la civilisation elle-même quelque chose de peu désirable. C’est un spectacle douloureux pour le poëte, l’artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l’uniformité la plus désespérante envahir l’univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. Quand tout sera pareil, les voyages deviendront complètement inutiles, et c’est précisément alors, heureuse coïncidence, que les chemins de fer seront en pleine activité. À quoi bon aller voir loin, à raison de dix lieues à l’heure, des rues de la Paix éclairées au gaz et garnies de bourgeois confortables ? Nous croyons que tels n’ont pas été les desseins de Dieu, qui a modelé chaque pays d’une façon différente, lui a donné des végétaux particuliers, et l’a peuplé de races spéciales dissemblables de conformation, de teint et de langage. C’est mal comprendre le sens de la création que de vouloir imposer la même livrée aux hommes de tous les climats, et c’est une des mille erreurs de la civilisation européenne ; avec un habit à queue de morue, l’on est beaucoup plus laid, mais tout aussi barbare. Les pauvres Turcs du sultan Mahmoud font effectivement une belle figure depuis la réforme de l’ancien costume asiatique, et les lumières ont fait chez eux des progrès infinis !

Pour aller à la promenade, l’on suit la Carrera del Darro, l’on traverse la place du Théâtre, où se dresse une colonne funèbre élevée à la mémoire de Joaquin Maïquez par Julian Romea, Matilde Diez et autres artistes dramatiques, et sur laquelle donne la façade de l’Arsenal, bâti-