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VOYAGE EN ESPAGNE.

des collines inférieures, que nous avions dépassées, s’étendaient autour de nous, fraîches, limpides et bleues comme les vagues d’un océan immobile. Grenade s’effaçait au loin dans l’atmosphère vaporeuse. Quand le globe de flamme parut à l’horizon, toutes les cimes devinrent roses comme des jeunes filles à l’aspect d’un amant, et semblèrent témoigner un embarras pudique d’être vues dans leur déshabillé du matin. Jusque-là, nous n’avions gravi que des pentes assez douces s’enveloppant les unes dans les autres et n’offrant aucune difficulté. Les croupes de la montagne s’unissent à la plaine par des courbes habilement ménagées, qui forment un premier plateau toujours aisément accessible. Nous étions arrivés sur ce premier plateau. Le guide décida qu’il fallait laisser souffler nos montures, leur donner à manger et déjeuner nous-mêmes. Nous nous établîmes au pied d’une roche, près d’une petite source dont l’eau diamantée scintillait sous une herbe d’émeraude. Romero, aussi adroit qu’un sauvage de l’Amérique, improvisa un feu au moyen d’une poignée de broussailles, et Louis nous fit du chocolat qui, soutenu d’une tranche de jambon et d’une gorgée de vin, composa notre premier repas dans la montagne. Pendant que cuisait notre déjeuner, une superbe vipère passa à côté de nous et parut surprise et mécontente de notre installation sur ses propriétés, ce qu’elle témoigna par un sifflement impoli qui lui valut un bon coup de canne à dard dans le ventre. Un petit oiseau, qui avait observé cette scène d’un air très-attentif, ne vit pas plutôt la vipère hors de combat qu’il accourut les plumes de la gorge hérissées, battant des ailes, l’œil en feu, criant et pépiant dans un état d’exaltation bizarre, reculant toutes les fois qu’un des tronçons de la bête venimeuse se tordait convulsivement, puis revenant bientôt à la charge et lui donnant quelques coups de bec, après lesquels il s’élevait en l’air de trois ou quatre pieds. Je ne sais pas ce que ce serpent pouvait avoir fait pendant sa vie à cet oiseau, et