Aller au contenu

Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/272

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
266
VOYAGE EN ESPAGNE.

n’était plus une route, c’était un cimetière. Il faut avouer cependant que, si l’on avait en France l’habitude de perpétuer le souvenir des morts violentes par des croix, certaines rues de Paris n’auraient rien à envier à la route de Velez-Malaga. Plusieurs de ces monuments sinistres portent des dates déjà anciennes ; toujours est-il qu’ils tiennent l’imagination du voyageur en éveil, le rendent attentif aux moindres bruits, lui font avoir l’œil aux aguets et l’empêchent de s’ennuyer un seul instant ; à chaque coude de la route, l’on se dit, pour peu qu’il se présente une roche de forme suspecte, un bouquet d’arbres hasardeux : Il y a peut-être là un gredin caché qui me couche en joue et va faire de moi le prétexte d’une nouvelle croix pour l’édification des passants et des voyageurs futurs !

Les défilés franchis, les croix devinrent un peu plus rares ; nous cheminions à travers des sites de montagnes d’un aspect grandiose et sévère, coupées à leurs cimes par de grands archipels de vapeur, dans un pays entièrement désert, où l’on ne rencontrait d’autre habitation que la hutte de jonc d’un aguador ou d’un vendeur d’eau-de-vie. Cette eau-de-vie est incolore et se boit dans des verres allongés que l’on remplit d’eau, qu’elle blanchit comme pourrait le faire de l’eau de Cologne.

Le temps était lourd, orageux, d’une chaleur suffocante ; quelques larges gouttes, les seules qui fussent tombées depuis quatre mois de cet implacable ciel de lapis-lazuli, tachetaient le sable altéré et le faisait ressembler à une peau de panthère ; cependant, la pluie ne se décida pas, et la voûte céleste reprit son immuable sérénité. Le temps fut si constamment bleu pendant mon séjour en Espagne, que je retrouve sur mon carnet une note ainsi conçue : « Vu un nuage blanc, » comme une chose tout à fait digne de remarque. ― Nous autres, hommes du Nord, dont l’horizon encombré de brouillards offre un spectacle toujours varié de formes et de couleurs, où le vent bâtit avec les nuées des montagnes, des îles, des