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VOYAGE EN ESPAGNE.

Alors, malgré les vociférations et les huées du peuple, l’alcade donna l’ordre de la mort, et fit signe à Montès de prendre sa muleta et son épée, en dépit de toutes les règles de la tauromachie qui exigent qu’un taureau ait reçu au moins quatre paires de banderillas avant d’être livré à l’estoc du matador.

Montès, au lieu de s’avancer comme d’habitude au milieu de l’arène, se posa à une vingtaine de pas de la barrière, pour avoir un refuge en cas de malheur ; il était fort pâle, et, sans se livrer à aucune de ces gentillesses, coquetteries du courage qui lui ont valu l’admiration de l’Espagne, il déploya la muleta écarlate, et appela le taureau qui ne se fit pas prier pour venir. Montès exécuta trois ou quatre passes avec la muleta tenant son épée horizontale à hauteur des yeux du monstre, qui tout à coup tomba comme foudroyé et expira après un bond convulsif. L’épée lui était entrée dans le front et avait piqué la cervelle, coup défendu par les lois de la tauromachie, le matador devant passer le bras entre les cornes de l’animal et lui donner l’estocade entre la nuque et les épaules, ce qui augmente le danger de l’homme et donne quelque chance à son bestial adversaire.

Quand on eut compris le coup, car ceci s’était passé avec la rapidité de la pensée, un hourra d’indignation s’éleva des tendidos aux palcos ; un ouragan d’injures et de sifflets éclata avec un tumulte et un fracas inouïs. « Boucher, assassin, brigand, voleur, galérien, bourreau ! » étaient les termes les plus doux. « A Ceuta Montès ! au feu Montès ! les chiens à Montès ! mort à l’alcade ! » tels étaient les cris qui retentissaient de toutes parts. Jamais je n’ai vu une fureur pareille, et j’avoue en rougissant que je la partageais. Les vociférations ne suffirent bientôt plus ; l’on commença à jeter sur le pauvre diable des éventails, des chapeaux, des bâtons, des jarres pleines d’eau et des fragments de bancs arrachés. Il y avait encore un taureau à tuer, mais sa mort passa inaperçue à