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VOYAGE EN ESPAGNE.

travers cette horrible bacchanale, et ce fut José Parra, la seconde épée, qui l’expédia en deux estocades assez bien portées. Quant à Montès, il était livide, son visage verdissait de rage, ses dents imprimaient des marques sanglantes sur ses lèvres blanches, quoiqu’il affichât un grand calme et s’appuyât avec une grâce affectée sur la garde de son épée, dont il avait essuyé dans le sable la pointe rougie contre les règles.

À quoi tient la popularité ? Jamais personne n’aurait pu imaginer, la veille et l’avant-veille, qu’un artiste aussi sûr, aussi maître de son public que Montès, pût être si rigoureusement puni d’une infraction sans doute commandée par la plus impérieuse nécessité, vu l’agilité, la vigueur et la furie extraordinaires de l’animal. La course achevée, il monta en calessine, suivi de son quadrille, et partit en jurant ses grands dieux qu’il ne remettrait plus les pieds à Malaga. Je ne sais s’il aura tenu parole et se sera souvenu plus longtemps de l’insulte du dernier jour que des triomphes et des ovations du commencement. Maintenant, je trouve que le public de Malaga a été injuste envers le grand Montès de Chiclana, dont toutes les estocades avaient été superbes, et qui avait fait preuve, dans les occasions dangereuses, d’un sang-froid héroïque et d’une adresse admirable, si bien que le peuple, enchanté, lui avait fait don de tous les taureaux qu’il avait frappés, et lui avait permis de leur couper l’oreille en signe de propriété, pour qu’ils ne pussent être réclamés ni par l’hôpital ni par l’entrepreneur.

Étourdis, enivrés, saturés d’émotions violentes, nous retournâmes à notre parador, n’entendant par les rues que nous suivions que des éloges pour le taureau et des imprécations contre Montès.

Le soir même, malgré ma fatigue, je me fis conduire au théâtre, voulant passer sans transition des sanglantes réalités du cirque aux émotions intellectuelles de la scène. Le contraste était frappant : là, le bruit, la foule ; ici,