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Page:Gautier - Voyage en Espagne.djvu/90

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VOYAGE EN ESPAGNE.

n’a aucune arme défensive ; il est habillé comme pour un bal : escarpins et bas de soie ; une épingle de femme percerait sa veste de satin ; un lambeau d’étoffe, une frêle épée, voilà tout. Dans ce duel, le taureau a tout l’avantage matériel : il a deux cornes terribles, aiguës comme des poignards, une force d’impulsion immense, la colère de la brute qui n’a pas la conscience du danger ; mais l’homme a son épée et son cœur, douze mille regards fixés sur lui ; de belles jeunes femmes vont l’applaudir tout à l’heure du bout de leurs blanches mains !

La muleta s’écarta, laissant à découvert le buste du matador ; les cornes du taureau n’étaient qu’à un pouce de sa poitrine ; je le crus perdu ! Un éclair d’argent passa avec la rapidité de la pensée au milieu des deux croissants ; le taureau tomba à genoux en poussant un beuglement douloureux, ayant la poignée de l’épée entre les deux épaules, comme ce cerf de saint Hubert qui portait un crucifix dans les ramures de son bois, ainsi qu’il est représenté dans la merveilleuse gravure d’Albert Durer.

Un tonnerre d’applaudissements éclata dans tout l’amphithéâtre ; les palcos de la noblesse, les gradas cubiertas de la bourgeoisie, le tendido des manolos et des manolas, criaient et vociféraient avec toute l’ardeur et la pétulance méridionales : Bueno ! bueno ! viva el Barbero ! viva !  !  !

Le coup que venait de faire l’espada est, en effet, très estimé et se nomme la estocada a vuela piés : le taureau meurt sans perdre une goutte de sang, ce qui est le suprême de l’élégance, et en tombant sur ses genoux semble reconnaître la supériorité de son adversaire. Les aficionados (dilettanti) disent que l’inventeur de ce coup est Joaquin Rodriguez, célèbre torero du siècle passé.

Lorsque le taureau n’est pas mort sur le coup, on voit sauter par-dessus la barrière un petit être mystérieux, vêtu de noir, et qui n’a pris aucune part à la course : c’est le cachetero. Il s’avance d’un pied furtif, épie ses dernières convulsions, voit s’il est encore capable de se relever, ce