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VOYAGE EN ESPAGNE.

son mouchoir ; il faut emboîter le pas et suivre la file comme à une queue de théâtre (au temps où les théâtres avaient des queues). La seule raison qui puisse avoir fait adopter cette place, c’est qu’on y peut voir et saluer les gens qui passent en calèche sur la chaussée (il est toujours honorable pour un piéton de saluer une voiture). Les équipages ne sont pas très-brillants ; la plupart sont traînés par des mules dont le poil noirâtre, le gros ventre et les oreilles pointues sont de l’effet le plus disgracieux ; on dirait les voitures de deuil qui suivent les corbillards : le carrosse de la reine elle-même n’a rien que de très-simple et de très-bourgeois. Un Anglais un peu millionnaire le dédaignerait assurément ; sans doute, il y a quelques exceptions, mais elles sont rares. Ce qui est charmant, ce sont les beaux chevaux de selle andalous, sur lesquels se pavanent les merveilleux de Madrid. Il est impossible de voir quelque chose de plus élégant, de plus noble et de plus gracieux qu’un étalon andalou avec sa belle crinière tressée, sa longue queue bien fournie qui descend jusqu’à terre, son harnais orné de houppes rouges, sa tête busquée, son œil étincelant et son cou renflé en gorge de pigeon. J’en ai vu un monté par une femme qui était rose (le cheval et non la femme) comme une rose du Bengale glacée d’argent, et d’une beauté merveilleuse. Quelle différence entre ces nobles bêtes qui ont conservé leur belle forme primitive et ces machines locomotives en muscles et en os, qu’on appelle des coureurs anglais, et qui n’ont plus du cheval que quatre jambes et une épine dorsale pour poser un jockey !

Le coup d’œil du Prado est réellement un des plus animés qui se puissent voir, et c’est une des plus belles promenades du monde, non pour le site, qui est des plus ordinaires, malgré tous les efforts que Charles III a pu faire pour en corriger la défectuosité, mais à cause de l’affluence étonnante qui s’y porte tous les soirs, de sept heures et demie à dix heures.