Page:Gautier Parfait - La Juive de Constantine.djvu/12

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aguets, s’avançant de quelques pas, et à part. En vain tu crois tromper tous les yeux, j’ai pénétré ton secret !…

Maurice. Rien ici… rien là… N’a-telle pu écrire, ou son père a-t-il soustrait la lettre ? Non, je la sens dans ce repli caché… la voici…

Kadidja. Une lettre ! je ne m’étais pas trompée.

Maurice, lisant. « Oh ! que le temps est long, quand tu n’es pas là !… et les occasions de nous voir sont si rares et si difficiles !… J’espère éloigner aujourd’hui Bethsabée pendant quelques instants. Dès que tu la verras passer devant ta maison, accours ! Je laisserai ouverte la porte qui donne sur le sentier du ravin… » Chère Léa !…

Il remet la lettre dans le portefeuille.

Kadidja. C’est un rendez-vous, sans doute… je le saurai !

Entre Saint-Aubin ; Kadidja s’éloigne à pas lents.




Scène VII.


MAURICE, SAINT-AUBIN.

Saint-Aubin, du fond. Le diable soit de Constantine et de ses rues !… Ah ! voici un officier qui pourra me renseigner… (Il descend la scène.) Eh ! mais je ne me trompe pas… c’est le lieutenant Maurice d’Harvières !…

Maurice. Saint-Aubin !

Ils se serrent la main avec effusion.

Saint-Aubin. Cher ami !… Ah ça, vous êtes donc toujours en garnison dans ce nid de vautours ?

Maurice. Mon Dieu, oui, m’y voici encore… et je ne dis pas cela pour m’en plaindre…

Saint-Aubin. Alors, vous pourrez me piloter… Figurez-vous que, depuis une heure, j’erre d’impasse en impasse, cherchant la demeure de l’intendant militaire sans parvenir à la trouver !… C’est un vrai labyrinthe que cette ville : on ne devrait s’y hasarder qu’avec un peloton de fil, comme le héros de la Fable, ou des cailloux blancs, comme le Petit-Poucet… Enfin, je vous rencontre, Dieu soit loué ! c’est beaucoup mieux que je ne cherchais ! mais, d’honneur, je suis moulu… Tenez, mon ami, asseyons-nous là… nous causerons en prenant du café, si cela vous est égal…

Maurice. Comment donc… avec grand plaisir !

Saint-Aubin, après avoir fait un signe au Kaouadji. Brave Maurice !… Ah ! j’ai bien souvent pensé à vous ! Depuis dix-huit mois, le soin de mes affaires, les travaux de l’agriculture et un voyage que j’ai fait en France m’ont forcé d’interrompre nos relations… mais, Dieu merci ! j’ai la mémoire du cœur : je n’oublie pas que vous avez défendu ma ferme contre ces damnés Kabyles !

Maurice. Cela ne vaut pas tant de reconnaissance… Le sabre doit protéger la charrue, c’est tout simple.

Ils s’asseyent.




Scène IX.


Les Mêmes, BOU TALEB.

BOU TALEB, jetant un regard autour de la place. On m’avait pourtant assuré que je le trouverais ici… Attendons.

Il va se coucher sur une natte, en face du café ; le More, après avoir servi Saint-Aubin et Maurice, lui apporte une pipe allumée.

Maurice. Vous cherchiez, m’avez-vous dit, la demeure de l’intendant ?

Saint-Aubin. Oui… je voulais savoir s’il est vrai qu’un convoi militaire doit être prochainement dirigé du côté de Philippeville.

Maurice. Je crois, en effet, avoir entendu parler de cela.

Saint-Aubin. S’il en est ainsi, j’attendrai, pour retourner à ma ferme, le départ de l’escorte ; car je dois emporter quelques valeurs, et les routes ne sont pas précisément pavées d’amis et d’honnêtes gens !

Maurice. Patience, mon cher Saint-Aubin, cela viendra ! La barbarie est en train de disparaître du monde… nous faisons une guerre civilisatrice et sainte !

Saint-Aubin. Vous dites vrai… et nous autres colons, bien que notre rôle soit moins héroïque, nous n’en servons pas moins la cause de l’humanité… Chaque arpent de terre que je défriche fait reculer d’un pas vers le désert deux bêtes féroces : un lion… et un bédouin ! Et j’aime mieux cela que de cultiver des pois et des melons dans la banlieue de Paris !

Maurice. C’est cependant plus dangereux… mais je vous comprends, mon ami. Quant à moi, malgré ses fatigues et ses périls, j’aime la rude vie du soldat en Algérie… Dernier héritier d’un nom qui n’est pas sans lustre, jeune et libre de mes actions, j’aurais pu dépenser joyeusement en France la fortune que je possède, ou l’augmenter par des spéculations industrielles ; mais je préfère cette existence continuellement mêlée aux grands spectacles de la nature, remuée par de nobles et fortes émotions, soutenue par l’idée du devoir et de l’honneur. Si quelquefois mon cœur s’attriste des dures nécessités de la guerre, je me dis : « À cette place où tombe un Arabe, dix Européens peut-être