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avec deux marches pour monter et descendre. Le conducteur me dit :

« Voilà les omnibus… Nous approchons, jeune homme, nous approchons. Voyez ces deux hauts échafaudages et les grilles en travers, c’est la barrière du Trône, rappelez-vous ça. Plus loin arrive le faubourg Saint-Antoine. Cette grande voûte bleue à gauche, c’est le Panthéon, et ces deux hautes tours, c’est Notre-Dame. Ça, c’est Saint-Sulpice… ça, la tour Saint-Jacques, et tout là-bas ce carré gris clair, c’est l’Arc de triomphe. » Plus il parlait, plus on en voyait ; et de tous les côtés, dans les champs, des centaines de maisons s’avançaient et se répandaient à plus de deux lieues. Nous n’étions pourtant pas encore à Paris : les deux grands échafaudages, à force d’être loin, n’avaient pas l’air de se rapprocher, et seulement vers neuf heures, je vis les grilles que le conducteur appelait la barrière du Trône.

Alors les voitures de toute sorte, grandes, petites, carrées, rondes, étaient si nombreuses qu’elles arrivaient par files de sept, huit, dix, en suivant le revers de la route pour nous laisser passer, car nous arrivions ventre à terre, brûlant le pavé ; les chevaux sautaient, le cou et les jambes arrondis ; c’était un bruit terrible et grandiose. Le conducteur commençait à plier ses habits, à boucler son manteau ; il disait :

« Nous y voilà ! »

Et nous entrions entre les grilles. On s’arrêtait une seconde pour laisser monter le douanier avec son habit vert ; et, pendant qu’il se glissait derrière, grimpant sous la bâche et regardant les paquets, nous entrions enfin dans la grande ville, dans ce faubourg Saint-Antoine, que le Picard m’avait représenté comme un véritable paradis : — nous étions à Paris !

Ah ! ceux qui n’arrivent pas de la province ne se figureront jamais ce que c’est de voir Paris pour la première fois ; non, ils ne peuvent se le figurer : ces grandes lignes de maisons hautes de six et sept étages, avec leurs fenêtres innombrables, leurs cheminées qui se dressent par milliers au-dessus des vieux quartiers, leurs trottoirs, et la foule qui passe, qui passe toujours, comme la navette du père Antoine ; ces voitures aussi, ces pavés gras, cet air sombre, ces odeurs de toute sorte qu’on n’a jamais senties : les fritures, les épices, la marée, la boucherie ; les gros camions pleins de balayures, le hou-hou les cris des marchands, les coups de fouet, le grincement des roues… enfin, qu’est-ce que je peux dire ?

J’étais, comme abasourdi, comme confondu d’entendre tout cela, et de voir notre grosse voiture s’enfoncer, s’enfoncer toujours en ville ; et