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procureur, et sa dame, une grosse personne blonde et bouffie qui passait sa vie à cuisiner et faire des conserves de toutes sortes de choses. Nous dinions chez eux deux fois par an. C’était encore le temps des dîners à trois services de neuf plats chacun, rangés symétriquement au milieu d’une table immense, surchargée de petits et de grands verres qu’un garçon frisé emplissait à chaque instant. Chez les Crozat florissait le culte de la chanson au dessert, on ne se lassait pas de demander aux uns et aux autres leur triomphe. Celui-ci chevrottait : La Redingote grise, Je posséde un réduit obscur, ou Adieu, mon beau navire. Celle-là roucoulait : La mer m’attend ou Les canards de Tourraine. Puis, lorsque biscuits, gâteaux et massepaïns avaient disparu, lorsque l’estomac légèrement tiré, les yeux à demi-clos, on entendait sonner dix heures, tous les convives, vieux et jeunes, entonnaient avec un ensemble contestable le traditionnel : Bonsoir, mes amis, bonsoir ! Oh ! chère, chère gaité de nos aïeux, ne valais-tu pas les ennuyeuses tirades politiques et mercantiles de leurs descendants ?

De l’autre côté de la cour, dans un entresol étroit et sombre, s’empilait toute la nichée des Pelet-Borsat : père, mère, trois garçons et je ne sais combien de petites filles sales, camuses et mal peignées, me faisant de continuelles grimaces à travers les persiennes ou les vitres que leur mère tenait soigneusement fermées par précaution.