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thie, la tendresse ? — Pour ce qui est des simples retards, je ne puis les tenir pour regrettables, estimant que les artistes de notre temps pèchent le plus souvent par grand défaut de patience. Ce que l’on nous sert aujourd’hui eût souvent gagné à mûrir. Telle pensée qui d’abord nous occupe et nous paraît éblouissante, n’attend que demain pour flétrir. C’est pourquoi j’ai longtemps attendu pour écrire ce livre, et, l’ayant écrit, pour l’imprimer. Je voulais être sûr que ce que j’avançais dans Corydon, et qui me paraissait évident, je n’allais pas avoir bientôt à m’en dédire. Mais non : ma pensée n’a fait ici que s’affermir, et ce que je reproche à présent à mon livre, c’est sa réserve et sa timidité. Depuis plus de dix ans qu’il est écrit, exemples, arguments nouveaux, témoignages, sont venus corroborer mes théories. Ce que je pensais avant la guerre, je le pense plus fort aujourd’hui. L’indignation que Corydon pourra provoquer, ne m’empêchera pas de croire que les choses que je dis ici doivent être dites. Non que j’estime que tout ce que l’on pense doive être dit, et dit n’importe quand — mais bien ceci précisément, et qu’il le faut dire aujourd’hui[1] !

  1. Certains livres — ceux de Proust en particulier — ont habitué le public à s’effaroucher moins et à oser considérer de sang-froid ce qu’il feignait d’ignorer, ou préférait ignorer d’abord. Nombre d’esprits se figurent volontiers qu’ils suppriment ce qu’ils ignorent… Mais ces livres, du même coup, ont beaucoup contribué, je le crains, à égarer l’opinion. La théorie de l’homme-femme, des « Sexuelle Zwischenstufen » (degrés intermédiaires de la sexualité) que lançait le Dr Hirschfeld en Allemagne, assez longtemps déjà avant la guerre, et à laquelle Marcel Proust semble se ranger — peut bien n’être point fausse ; mais elle n’explique et ne concerne que certains cas d’homosexualité, ceux dont précisément je ne m’occupe pas dans ce livre — les cas d’inversion, d’efféminement,