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— Accordez-moi pourtant que ces mœurs ne tiennent dans la littérature grecque qu’une place infime.

— Dans celle qui nous est parvenue, oui peut-être. Et encore[1] ! Songez que Plutarque, et Platon, dès qu’ils parlent de l’amour, c’est autant de l’homosexuel que de l’autre. Puis, je vous prie de considérer (et si peut-être la remarque en a déjà été faite, je ne sache pas qu’on l’ait beaucoup mise en valeur) qu’à peu près tous les manuscrits anciens par quoi nous connaissons la Grèce ont passé par les mains des gens d’Église. L’histoire des anciens manuscrits serait assez curieuse à étudier. On y verrait si peut-être les savants moines qui nous ont transcrit les textes n’ont pas supprimé parfois ce qui les scandalisait, par respect pour la bonne cause ; si tout au moins ils n’ont point sauvé de préférence ce qui scandalisait le moins. Songez au nombre des pièces d’Eschyle, de Sophocle ; sur quatre-vingt-dix pièces de l’un, sur cent vingt de l’autre, nous ne connaissons guère que sept. Mais nous savons que les Mirmidons d’Eschyle, par exemple, parlaient de l’amour

  1. « L’Iliade a pour unique sujet la passion d’Achille… son amour pour Patrocle. Et c’est ce que l’un des plus grands poètes, et des plus profonds critiques du monde moderne — ce que Dante a fort bien compris, lorsque, dans son Enfer, il écrit, avec une concision caractéristique :

    Che per amor al fine co« Achille
    Che per amor al fine combatteo. »

    Ce vers chargé de sens nous fait entrer profondément dans l’Iliade. La colère d’Achille contre Agamemnon, qui d’abord le fait se retirer du combat, l’amour d’Achille pour Patrocle, surpassant l’amour de la femme, qui, nonobstant sa colère, le ramène enfin sur le champ de bataille, voici les deux pôles sur lesquels l’Iliade est axée. »

    J. A. Symonds,
    The Greek Poets, III, p. 80.