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d’Achille pour Patrocle, et d’une manière que les quelques vers que Plutarque en cite nous laissent suffisamment entrevoir. Mais passons. Je veux bien croire que l’amour homosexuel ne tenait dans la tragédie grecque pas plus de place que dans le théâtre de Marlowe par exemple (ce qui serait déjà probant). Qu’est-ce que cela prouverait, sinon que le drame est ailleurs ? ou, pour m’exprimer plus clairement : qu’il n’y a pas dans ces amours heureuses matière à tragédie[1]. Par contre, la poésie lyrique en est pleine, et les récits des mythologues, et toutes les biographies, tous les traités — bien que presque tous aient passé par le même crible expurgateur.

— Je ne sais ici que vous répondre. Je ne suis pas suffisamment renseigné.

— Aussi bien ce n’est pas là ce qui m’importe le plus. Car qu’est-ce, après tout, qu’un Hylas, qu’un Bathylle ou qu’un Ganymède, auprès des admirables figures d’Andromaque, d’Iphigénie, d’Alceste, d’Antigone que nous donnèrent les tragédies ? Eh bien ! je prétends que ces pures images de femmes, c’est également à la pédérastie que nous les devons. Je ne crois pas hasardé de remarquer ici qu’il en va de même pour Shakespeare.

— Si ceci n’est pas un paradoxe, je voudrais bien savoir…

— Oh ! vous me comprendrez vite si vous voulez bien considérer qu’avec nos mœurs, aucune littérature n’a donné plus de place à

  1. « Heureux sont ceux qui aiment, lorsqu’ils sont aimés en retour », dit Bion dans sa huitième idylle. Puis il donne trois exemples de ces amours heureuses : Thésée et Pirithoüs, Oreste et Pylade, Achille et Patrocle.