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d’aujourd’hui ? Je crois qu’un ami, même au sens le plus grec du mot, est de meilleur conseil pour un adolescent, qu’une amante. Je crois que l’éducation amoureuse qu’une Madame de Warens, par exemple, sut donner au jeune Jean-Jacques fut autrement néfaste pour celui-ci que ne l’eût été n’importe quelle éducation spartiate ou thébaine. Oui, je crois que Jean-Jacques serait sorti moins vicié et même, vis-à-vis des femmes, plus… viril, s’il avait suivi d’un peu plus près l’exemple de ces héros de Plutarque, que pourtant il admirait si fort.

Encore une fois je n’oppose point à la chasteté la débauche, et de quelque ordre qu’elle soit ; mais bien une impureté à une autre ; et je doute si le jeune homme peut arriver au mariage plus abîmé que certains jeunes hétérosexuels d’aujourd’hui.

Je dis que, si le jeune homme s’éprend d’une jeune fille et si cet amour est profond, il y a de grandes chances pour que cet amour soit chaste et non aussitôt traversé de désirs. Et c’est ce qu’ont si bien compris Victor Hugo, qui dans les Misérables vous persuade que Marius aurait plus volontiers couru chez une fille que soulevé seulement du regard le bord de la jupe de Cosette ; et Fielding dans son admirable Tom Jones, qui fait son héros culbuter d’autant mieux les filles d’auberge qu’il est plus amoureux de Sophie ; et c’est ce dont a si bien joué la Merteuil dans l’incomparable livre de Laclos, lorsque le petit Dancenis s’éprend de la petite Volange. Mais j’ajoute qu’en vue du mariage, il vaudrait mieux pour chacun de ceux-ci que leurs plaisirs provisoires fussent d’un autre ordre, et que cela serait moins risqué.