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Enfin, si vous me permettez d’opposer l’amour à l’amour, je dis que l’attachement passionné d’un aîné, ou d’un ami du même âge, est aussi souvent capable d’abnégation que n’importe quel attachement féminin. Il y a maint exemple de cela, et d’illustres[1]. Mais ici, tout comme Bazalgette dans sa traduction de Whitman, vous remplacez volontiers le mot amour, que proposent le vrai texte et la réalité, par le mot non compromettant d’amitié[2]. Je dis que cet amour, s’il est profond, tend à la chasteté[3]. — mais seulement, il va sans dire, s’il résorbe en lui le désir, ce que n’obtient jamais la simple amitié — et qu’il peut être pour l’enfant l’invitation la meilleure au courage, au travail, à la vertu[4].

Je dis aussi qu’un aîné se rend mieux compte des troubles d’un adolescent, que ne saurait faire une femme, et même experte en l’art d’aimer ; certes je connais certains enfants trop adonnés à des coutumes solitaires, pour qui

  1. V. en particulier, Fielding, Amelia, III, chap. 3 et 4.
  2. « Existe-t-il un sentiment plus délicat et plus noble que l’amitié à la fois passionnée et timide d’un jeune garçon pour un autre. Celui des deux qui aime n’ose exprimer son affection par une caresse, un regard, une parole. C’est une tendresse clairvoyante, qui souffre de la plus légère faute chez celui qui est aimé ; elle est faite d’admiration et d’oubli de soi, de fierté, d’humilité et de joie sereine. »
    Jacobsen, Niels Lyhne, p. 69.
  3. « La lubricité et ardeur des reins n’a rien de commun, ou que bien peu, avec Amour. »
    Louise Labé,
    Débat de folie et d’amour, Discours III.
  4. « Qui plus est, dit Plutarque dans la Vie de Lycurgue, on imputait aux amoureux l’opinion bonne ou mauvaise que l’on concevait des enfants qu’ils avaient pris à aimer, de sorte que l’on dit que quelquefois un jeune enfant, en combattant contre un autre, s’étant laissé échapper de la bouche un cri qui sentait son cœur lâche et failli, son amoureux en fut condamné à l’amende par les officiers de la ville. »