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(et j’entends écrire non pas uniquement pour soi-même mais avec l’intention de publier par la suite) et, d’autre part, livrer un écrit au public, voilà deux actes différents. C’est le second surtout qui m’intéressait, puisque j’étudiais les variations de l’opinion par rapport à telle anomalie. Quelque fermes qu’aient été vos intentions cachées, elles n’en demeuraient pas moins en suspens. De l’intention à l’action il y a un grand pas, que vous n’avez pas aisément franchi. C’est en cela que j’ai cru pouvoir dire que, dans l’espace de vingt ans, votre attitude s’était enhardie progressivement.

2. Maintenant, il se peut fort bien que certaines considérations sentimentales aient beaucoup contribué à vous rendre hésitant. Page 187 de mon livre, j’ai fait allusion à ces scrupules. J’ai même ajouté : « De telles raisons d’ordre intime, qui paraissent des défaites aux indifférents, sont souvent les plus déterminantes. » Vous me rappelez Saül, publié en 1902, et dont j’ai négligé, en effet, de parler. Saül serait, d’après vous, « plus topique assurément » que L’Immoraliste. Tel n’est pas mon avis. Saül est plus explicite, dans un sens, mais cette œuvre, qui appartient au théâtre, prend, grâce à l’optique de la scène, couleur de composition impersonnelle. En outre, le sujet du drame est emprunté à la Bible : cela permet, sans doute, chez le héros principal, des sentiments plus violents et d’une expression plus crue, mais cela aussi les enveloppe dans une atmosphère fabuleuse, laquelle est un voile. L’Immoraliste, lui, ne transpose rien. Il ne dit pas, il laisse entendre, mais, roman ou confession lyrique, l’ouvrage tout moderne s’adresse directement à nous,