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je vous parle… du moins comme je parlerai, si je sens que vous m’écoutez.

— Excusez-moi, lui dis-je désarmé par le ton de ses paroles. Il est vrai que je suis en retard avec vous. Oui, nous étions assez intimes, du temps que votre conduite encore n’accordait rien à vos penchants.

— Puis, vous avez cessé de me voir ; disons mieux : vous avez rompu.

— Ne nous expliquons pas là-dessus ; mais causons comme nous eussions fait naguère, repris-je en lui tendant la main. J’ai du temps pour vous écouter. Lorsque nous nous fréquentions, vous étiez encore étudiant. À ce moment, aviez-vous déjà vu clair en vous-même ? Parlez ! C’est une confession que j’attends.

Il commença, tournant vers moi un regard où renaissait la confiance :

Durant mes années d’internat dans les hôpitaux, la conscience que j’acquis de mon… anomalie me plongea dans une inquiétude mortelle. Il est absurde de soutenir, ainsi que font encore certains, que l’on ne parvient à la pédérastie que par la débauche et que c’est là goût de blasé. Je ne pouvais non plus me reconnaître pour dégénéré, ni malade. Laborieux, très chaste, je vivais avec la fixe idée d’épouser, au sortir de mes années d’hôpital, une jeune fille, qui depuis est morte, que j’aimais alors par-dessus tout au monde.

Je l’aimais trop pour me rendre nettement compte que je ne la désirais pas. Je sais bien que certains esprits admettent malaisément que l’un puisse aller sans l’autre ; je l’ignorais moi-même absolument. Cependant aucune autre